La princesse Rosette
Il était une fois un roi et une reine qui avaient deux beaux garçons: ils croissaient
comme le jour, tant ils se faisaient bien nourrir. La reine n'avait jamais d'enfant
qu'elle n'envoyât convier les fées à leur naissance; elle les priait toujours de lui
dire ce qui leur devait arriver.
Elle donna naissance à une belle petite fille, qui était si jolie, qu'on ne la pouvait
voir sans l'aimer. La reine ayant bien régalé toutes les fées qui étaient venues la
voir, quand elles furent prêtes à s'en aller, elle leur dit: N'oubliez pas votre bonne
coutume et dites-moi ce qui arrivera à Rosette. (C'est ainsi que l'on appelait la petite
princesse.)
Les fées lui dirent qu'elles avaient oublié leur grimoire à la maison, qu'elles
reviendraient une autre fois la voir.
Ah! dit la reine, cela ne m'annonce rien de bon; vous ne voulez pas m'affliger par une
mauvaise prédiction. Mais, je vous en prie, que je sache tout; ne me cachez rien. Elles
s'en excusaient bien fort, et la reine avait encore bien plus envie de savoir ce que
c'était.Enfin, la plus jeune des fées lui dit: Nous craignons, madame, que Rosette ne
cause un grand malheur à ses frères; qu'ils ne meurent dans quelque affaire pour elle.
Voilà tout ce que nous pouvons deviner sur cette belle petite fille: nous sommes bien
fâchées de n'avoir pas de meilleures nouvelles à vous apprendre.
Elles s'en allèrent; et la reine resta si triste, si triste, que le roi s'en aperçut à
sa mine. Il lui demanda ce qu'elle avait: elle répondit qu'elle s'était approchée trop
près du feu, et qu'elle avait brûlé tout le lin qui était sur sa quenouille. N'est-ce
que cela? dit le roi. Il monta dans son grenier et lui apporta plus de lin qu'elle n'en
pouvait filer en cent ans. La reine continua d'être triste: il lui demanda ce qu'elle
avait. Elle lui dit qu'étant au bord de la rivière, elle avait laissé tomber sa
pantoufle de satin vert dans le cours d'eau. N'est-ce que cela? dit le roi.
Il envoya quérir tous les cordonniers de son royaume, et apporta dix mille pantoufles de
satin vert à la reine.
Celle-ci continua d'être triste: il lui demanda ce qu'elle avait. Elle lui dit qu'en
mangeant de trop bon appétit, elle avait avalé sa bague de noce, qui était à son
doigt. Le roi découvrit qu'elle mentait car il avait caché cette bague, et lui dit:
Ma chère femme, vous mentez! voilà votre bague que j'ai cachée dans ma bourse. Dame!
elle fut bien attrapée d'être prise à mentir (car c'est la chose la plus laide du
monde), et elle vit que le roi boudait. C'est pourquoi elle lui dit ce que les fées
avaient prédit de la petite Rosette, et que s'il savait quelque bon remède, il le dît.
Le roi s'attrista beaucoup. Il avoua enfin à la reine: Je ne sais point d'autre moyen de
sauver nos deux fils, qu'en faisant mourir Rosette. Mais la reine s'écria qu'elle n'y
survivrait pas. On apprit cependant à la reine qu'il y avait dans un grand bois un vieil
ermite, qui couchait dans le tronc d'un arbre, que l'on allait consulter de partout. Il
faut que j'y aille aussi, dit la reine, les fées m'ont annoncé le mal, mais elles ont
oublié le remède.
Elle monta de bon matin sur une belle petite mule blanche, toute ferrée d'or, avec deux
de ses demoiselles, qui avaient chacune un joli cheval. Quand elles furent auprès du
bois, la reine et ses demoiselles descendirent de cheval et se rendirent à l'arbre où
l'ermite demeurait. Il n'aimait guère voir des femmes; mais quand il reconnut la reine il
lui dit: Soyez la bienvenue! Que me voulez-vous? Elle lui conta ce que les fées avaient
dit de Rosette, et lui demanda conseil. Il lui répondit qu'il fallait cacher la princesse
dans une tour, sans qu'elle en sortît jamais. La reine le remercia, lui fit une bonne
aumône, et revint tout raconter au roi.
Quand le roi sut ces nouvelles, il fit rapidement bâtir une grosse tour. Il y mit sa
fille et, pour qu'elle ne s'ennuyât point, le roi, la reine et les deux frères allaient
la voir tous les jours.
L'aîné s'appelait le grand prince, et le cadet, le petit prince. Ils aimaient leur soeur
passionnément car elle était la plus belle et la plus gracieuse que l'on eût jamais
vue, et le moindre de ses regards valait mieux que cent pistoles.
Quand elle eut quinze ans, le grand prince dit au roi: Ma soeur est assez grande pour
être mariée: n'irons-nous pas bientôt à la noce? Le petit prince en dit autant à la
reine, mais Leurs Majestés leur firent des réponses évasives.
Mais le roi et la reine tombèrent malades. Ils moururent tous deux le même jour.
La cour s'habilla de noir, et l'on sonna les cloches partout. Rosette était inconsolable
de la mort de sa maman.
Quand le roi et la reine eurent été enterrés, les marquis et les ducs du royaume firent
monter le grand prince sur un trône d'or et de diamants, avec une belle couronne sur sa
tête, et des habits de velours violet, chamarrés de soleils et de lunes. Et puis toute
la cour cria trois fois Vive le roi! L'on ne songea plus qu'à se réjouir.
Le roi et son frère décidèrent: A présent que nous sommes les maîtres, il faut
retirer notre soeur de la tour où elle s'ennuie depuis longtemps. Ils n'eurent qu'à
traverser le jardin pour aller à la tour, qu'on avait bâtie la plus haute que l'on avait
pu car le roi et la reine défunts voulaient qu'elle y demeurât toujours.
Rosette brodait une belle robe sur un métier qui était là devant elle; mais quand elle
vit ses frères, elle se leva et prit la main du roi, lui disant: Bonjour, sire! Vous
êtes à présent le roi, et moi votre petite servante. Je vous prie de me retirer de la
tour où je m'ennuie fort. Et, là-dessus, elle se mit à pleurer. Le roi l'embrassa, et
lui dit de ne point pleurer; qu'il venait pour l'ôter de la tour, et la mener dans un
beau château. Le prince avait ses poches pleines de dragées, qu'il donna à Rosette.
Allons, lui dit-il, sortons de cette vilaine tour! Le roi te mariera bientôt! Ne
t'afflige point!
Quand Rosette vit le beau jardin tout rempli de fleurs, de fruits, de fontaines, elle
demeura si étonnée qu'elle ne pouvait pas dire un mot, car elle n'avait encore jamais
rien vu d'aussi beau. Elle regardait de tous côtés; elle marchait, elle s'arrêtait;
elle cueillait des fruits sur les arbres, et des fleurs dans le parterre: son petit chien,
appelé Frétillon, qui était vert comme un perroquet, qui n'avait qu'une oreille, et qui
dansait à ravir, allait devant elle, faisant jap, jap, jap, avec mille sauts et mille
cabrioles.
Frétillon réjouissait fort la compagnie. Il se mit tout d'un coup à courir dans un
petit bois. La princesse le suivit et fut émerveillée de voir, dans ce bois, un grand
paon qui faisait la roue et qui lui parut si beau, si beau, qu'elle n'en pouvait
détourner ses yeux.
Le roi et le prince arrivèrent auprès d'elle, et lui demandèrent à quoi elle
s'amusait. Elle leur montra le paon, et leur demanda ce que c'était que cela. Ils lui
dirent que c'était un oiseau dont on mangeait quelquefois.
Quoi! dit-elle, on ose tuer un si bel oiseau, et le manger? Je vous déclare que je ne me
marierai jamais qu'au roi des paons, et quand j'en serai la reine, j'empêcherai bien que
l'on en mange. L'on ne peut dire l'étonnement du roi.
Mais, ma soeur, lui dit-il, où voulez-vous que nous trouvions le roi des paons? - Où il
vous plaira, sire! Mais je ne me marierai qu'à lui! Après avoir pris cette résolution,
les deux frères la conduisirent à leur château, où il fallut apporter le paon, et le
mettre dans sa chambre. Les dames qui n'avaient pas encore vu Rosette, accoururent pour la
saluer: les unes lui apportèrent des confitures, les autres du sucre; les autres des
robes d'or, de beaux rubans, des poupées, des souliers en broderie, des perles, des
diamants. Pendant qu'elle causait avec des amis, le roi et le prince songeaient à trouver
le roi des paons, s'il y en avait un au monde. Ils s'avisèrent qu'il fallait faire un
portrait de la princesse Rosette; et ils le firent faire si beau, qu'il ne lui manquait
que la parole et lui dirent:
Puisque vous ne voulez épouser que le roi des paons, nous allons partir ensemble, et nous
irons le chercher par toute la terre. Prenez soin de notre royaume en attendant que nous
revenions.
Rosette les remercia de la peine qu'ils prenaient; elle leur dit qu'elle gouvernerait bien
le royaume, et qu'en leur absence tous son plaisir serait de regarder le beau paon et de
faire danser Frétillon. Ils ne purent s'empêcher de pleurer en se disant adieu. Voilà
les deux princes partis, qui demandaient à tout le monde: Ne connaissez-vous point le roi
des paons? - Non, non! Ils passaient et allaient encore plus loin. Comme cela, ils
allèrent si loin, si loin, que personne n'a jamais été si loin.
Ils arrivèrent au royaume des hannetons: il ne s'en est point encore tant vu; ceux-ci
faisaient un si grand bourdonnement que le roi avait peur de devenir sourd. Il demanda à
celui qui lui parut le plus raisonnable s'il ne savait point en quel endroit il pourrait
trouver le roi des paons. Sire, lui dit le hanneton, son royaume est à trente mille
lieues d'ici. Vous avez pris le plus long chemin pour y aller. - Et comment savez-vous
cela? dit le roi.
- C'est, répondit le hanneton, que nous vous connaissons bien, et que nous allons tous
les ans passer deux ou trois mois dans vos jardins. Voilà le roi et son frère qui
prirent le hanneton bras dessus, bras dessous: en guise d'amitié, ils dînèrent
ensemble. Ils virent avec admiration toutes les curiosités de ce pays-là, où la plus
petite feuille d'arbre vaut une pistole. Après cela, ils partirent pour achever leur
voyage, et comme ils savaient le chemin, ils ne mirent pas longtemps. Ils voyaient tous
les arbres chargés de paons, et tout en était si rempli qu'on les entendait crier et
parler de deux lieues. Le roi disait à son frère: Si le roi des paons est un paon
lui-même, comment notre soeur prétend-elle l'épouser? Il faudrait être fou pour y
consentir. Voyez la belle alliance qu'elle nous donnerait, des petits paonneaux pour
neveux.
Le prince n'était pas moins en peine: C'est là, dit-il, une malheureuse fantaisie qui
lui est venue dans l'esprit. Je ne sais où elle a été deviner qu'il y a dans le monde
un roi des paons. Quand ils arrivèrent à la grande ville, ils virent qu'elle était
pleine d'hommes et de femmes, mais qui avaient des habits faits de plumes de paon, et
qu'ils en mettaient partout comme une fort belle chose. Ils rencontrèrent le roi qui
allait se promener dans un beau petit carrosse d'or et de diamants, que douze paons
menaient à toute bride. Ce roi des paons était si beau, si beau, que le roi et le prince
en furent charmés: il avait de longs cheveux blonds et frisés, le visage blanc, une
couronne de queue de paon. Quand il les vit, il jugea que puisqu'ils avaient des habits
d'une autre façon que les gens du pays, il fallait qu'ils fussent étrangers; et pour le
savoir, il arrêta son carrosse, et les fit appeler.
Le roi et le prince vinrent à lui. Ayant fait la révérence, ils lui dirent: Sire, nous
venons de bien loin pour vous montrer un beau portrait. Ils tirèrent de leur valise le
grand portrait de Rosette. Lorsque le roi des paons l'eut bien regardé: Je ne peux
croire, dit-il, qu'il y ait au monde une si belle fille! - Elle est encore cent fois plus
belle, dit le roi. - Ah! vous vous moquez, répliqua le roi des paons. - Sire, dit le
prince, voilà mon frère qui est roi comme vous. Notre soeur, dont voici le portrait, est
la princesse Rosette: nous venons vous demander si vous voulez l'épouser; elle est belle
et bien sage, et nous lui donnerons un boisseau d'écus d'or. - Oui, dit le roi, je
l'épouserai de bon coeur. Elle ne manquera de rien avec moi, je l'aimerai beaucoup: mais
je vous assure que je veux qu'elle soit aussi belle que son portrait, sinon, je vous ferai
mourir. - Eh bien, nous y consentons, dirent les deux frères de Rosette. - Vous y
consentez? ajouta le roi. Allez donc en prison, et restez-y jusqu'à ce que la princesse
soit arrivée.
Les princes le firent sans difficulté, car ils étaient bien certains que Rosette était
plus belle que son portrait.
Lorsqu'ils furent dans la prison, le roi allait les voir souvent et il avait dans son
château le portrait de Rosette, dont il était si fou qu'il ne dormait ni jour, ni nuit.
Comme le roi et son frère étaient en prison, ils écrivirent par la poste à la
princesse de faire rapidement sa malle et de venir le plus vite possible parce que, enfin,
le roi des paons l'attendait. Ils ne lui dirent pas qu'ils étaient prisonniers, de peur
de l'inquiéter trop.
Quand elle reçut cette lettre, elle fut tellement transportée qu'elle pensa en mourir.
Elle dit à tout le monde que le roi des paons était trouvé, et qu'il voulait
l'épouser. On alluma des feux de joie, on tira le canon; l'on mangea des dragées et du
sucre partout.
Elle laissa ses belles poupées à ses amies, et le royaume de son frère entre les mains
des plus sages vieillards de la ville. Elle leur recommanda bien de prendre soin de tout,
de ne guère dépenser, d'amasser de l'argent pour le retour du roi; elle les pria de
conserver son paon, et ne voulut emmener avec elle que sa nourrice et sa soeur de lait,
avec le petit chien vert Frétillon.
Elles se mirent dans un bateau sur la mer. Elles portaient le boisseau d'écus d'or et des
habits pour dix ans, à en changer deux fois par jour. Elles ne faisaient que rire et
chanter. La nourrice demandait au batelier:
Approchons - nous, approchons - nous du royaume des paons? Il lui disait: Non, non! Une
autre fois elle lui demandait Approchons-nous, approchons- nous? Il lui disait:
Bientôt, bientôt.
Une autre fois elle lui dit:
Approchons-nous, approchons-nous?
Il répliqua:
Oui, oui.
Et quand il eut dit cela, elle se mit au bout du bateau, assise auprès de lui, et lui
dit:
Si tu veux, tu seras riche à jamais.
Il répondit:
Je le veux bien!
Elle continua:
Si tu veux, tu gagneras de bonnes pistoles.
Il répondit:
Je ne demande pas mieux.
- Eh bien, dit-elle, il faut que cette nuit, pendant que la princesse dormira, tu
m'aides à la jeter dans la mer. Après qu'elle sera noyée, j'habillerai ma fille de ses
beaux habits, et nous la mènerons au roi des paons qui sera bien aise de l'épouser; et,
pour ta récompense, nous te donnerons plein de diamants.
Le batelier fut bien étonné de ce que lui proposait la nourrice; il lui dit que c'était
dommage de noyer une si belle princesse, qu'elle lui faisait pitié: mais elle prit une
bouteille de vin, et le fit tant boire qu'il ne savait plus rien lui refuser.
La nuit étant venue, la princesse se coucha: son petit Frétillon était joliment couché
au fond du lit, sans remuer ni pieds, ni pattes. Rosette dormait à poings fermés, quand
la méchante nourrice, qui ne dormait pas, s'en alla quérir le batelier. Elle le fit
entrer dans la chambre de la princesse; puis, sans la réveiller, ils la prirent avec son
lit de plume, son matelas, ses draps, ses couvertures. La soeur de lait les aidait de
toutes ses forces. Ils jetèrent le tout à la mer; et la princesse dormait de si bon
sommeil, qu'elle ne se réveilla point.
Mais ce qu'il y eut d'heureux, c'est que son lit de plume était fait de plumes de
phénix, qui sont fort rares, et qui ont cette propriété qu'elles ne vont jamais au fond
de l'eau; de sorte qu'elle nageait dans son lit, comme si elle eût été dans un bateau.
L'eau pourtant mouillait peu à peu son lit de plume, puis le matelas; et Rosette, sentant
de l'eau, eut peur d'avoir fait pipi au dodo, et d'être grondée.
Comme elle se tournait d'un côté sur l'autre, Frétillon s'éveilla. Il avait le nez
excellent; il sentait les soles et les morues de si près, qu'il se mit à japper, à
japper, tant qu'il éveilla tous les autres poissons.
Ils commencèrent à nager: les gros poissons donnaient de la tête contre le lit de la
princesse, qui ne tenant à rien, tournait et retournait comme une pirouette. Dame, elle
était bien étonnée!
Est-ce que notre bateau danse sur l'eau? disait-elle. Je n'ai jamais été aussi mal à
mon aise que cette nuit.
Et toujours Frétillon qui jappait, et qui faisait une vie de désespéré. La méchante
nourrice et le batelier l'entendaient de bien loin, et disaient: Voilà ce petit drôle de
chien qui boit avec sa maîtresse à notre santé. Dépêchons-nous d'arriver! Car ils
étaient tout près de la ville du roi des paons. Il avait envoyé au bord de la mer cent
carrosses tirés par toutes sortes de bêtes rares: il y avait des lions, des ours, des
cerfs, des loups, des chevaux, des boeufs, des ânes, des aigles, des paons. Le carrosse
où la princesse Rosette devait prendre place était traîné par six singes bleus, qui
sautaient, qui dansaient sur la corde, qui faisaient mille tours agréables: ils avaient
de beaux harnais de velours cramoisi, avec des plaques d'or. On voyait soixante jeunes
demoiselles que le roi avait choisies pour la divertir. Elles étaient habillées de
toutes sortes de couleurs, et l'or et l'argent étaient la moindre chose. La nourrice
avait pris grand soin de parer sa fille; elle lui mit les diamants de Rosette à la tête
et partout, ainsi que sa plus belle robe: mais elle était avec ses ajustements plus laide
qu'une guenon, ses cheveux d'un noir gras, les yeux de travers, les jambes tordues, une
grosse bosse au milieu du dos, de méchante humeur et maussade, qui grognait toujours.
Quand tous les gens du roi des paons la virent sortir du bateau, ils demeurèrent si
surpris, qu'ils ne pouvaient parler. Qu'est-ce que cela? dit-elle. Est-ce que vous dormez?
Allons, allons, que l'on m'apporte à manger! Vous êtes de bonnes canailles, je vous
ferai tous pendre! A cette nouvelle, ils se disaient:
Quelle vilaine bête! Elle est aussi méchante que laide. Voilà notre roi bien marié, je
ne m'étonne point; ce n'était pas la peine de la faire venir du bout du monde. Elle
faisait toujours la maîtresse, et pour moins que rien elle donnait des soufflets et des
coups de poing à tout le monde. Comme son équipage était fort grand, elle allait
doucement. Elle se carrait comme une reine dans son carrosse. Mais tous les paons qui
s'étaient mis sur les arbres pour la saluer en passant, et qui avaient résolu de crier:
Vive la belle reine Rosette!, quand ils l'aperçurent si horrible, ils criaient:
Fi, fi, qu'elle est laide!
Elle enrageait de dépit, et disait à ses gardes:
Tuez ces coquins de paons qui me chantent injures.
Les paons s'envolaient bien vite et se moquaient d'elle.
Le fripon de batelier, qui voyait tout cela, disait tout bas à la nourrice:
Commère, nous ne sommes pas bien; votre fille devrait être plus jolie.
Elle lui répondit:
Tais-toi, étourdi, tu nous porteras malheur.
L'on alla avertir le roi que la princesse approchait.
Eh bien, dit-il, ses frères m'ont-ils dit vrai? Est-elle plus belle que son portrait?
- Sire, dit-on, c'est bien assez qu'elle soit aussi belle.
- Oui, dit le roi, j'en serai bien content: allons la voir!
Car il entendit, par le grand bruit que l'on faisait dans la cour, qu'elle arrivait, et il
ne pouvait rien distinguer de ce que l'on disait, sinon: Fi, fi, qu'elle est laide! Il
crut qu'on parlait de quelque naine ou de quelque bête qu'elle avait peut-être amenée
avec elle, car il ne pouvait lui entrer dans l'esprit que ce fût effectivement de la
jeune fille.
L'on portait le portrait de Rosette au bout d'un grand bâton tout découvert, et le roi
marchait gravement après, avec tous ses barons et tous ses paons, puis les ambassadeurs
des royaumes voisins. Le roi des paons était impatient de voir sa chère Rosette. Dame!
quand il l'aperçut, il faillit mourir sur place; il se mit dans la plus grande colère du
monde; il déchira ses habits; il ne voulait pas l'approcher: elle lui faisait peur.
Comment, dit-il, ces deux marauds que je tiens dans mes prisons ont bien de la hardiesse
de s'être moqués de moi et de m'avoir proposé d'épouser une magotte comme cela: je les
ferai mourir. Allons, que l'on enferme tout à l'heure cette pimbêche, sa nourrice et
celui qui les amène! Qu'on les mette au fond de ma grande tour!
D'un autre côté, le roi et son frère, qui étaient prisonniers, et qui savaient que
leur soeur devait arriver, s'étaient habillés de beau pour la recevoir. Au lieu de venir
ouvrir la prison, et les mettre en liberté ainsi qu'ils l'espéraient, le geôlier vint
avec des soldats et les fit descendre dans une cave toute noire, pleine de vilaines
bêtes, où ils avaient de l'eau jusqu'au cou.
Hélas! se disaient-ils l'un à l'autre, voilà de tristes noces pour nous. Qu'est-ce qui
peut nous procurer un si grand malheur? Ils ne savaient au monde que penser, sinon qu'on
voulait les faire mourir. Trois jours se passèrent sans qu'ils entendissent parler de
rien. Au bout de trois jours, le roi des paons vint leur dire des injures par un trou.
Vous avez pris le titre de roi et de prince, leur cria-t-il, pour m'attraper et pour
m'engager à épouser votre soeur! Mais vous n'êtes tous deux que des gueux, qui ne valez
pas l'eau que vous buvez. Je vais envoyer des juges qui feront bien vite votre procès.
L'on file déjà la corde dont je vous ferai pendre.
- Roi des paons, répondit le roi en colère, n'allez pas si vite dans cette affaire, car
vous pourriez vous en repentir. Je suis roi comme vous; j'ai un beau royaume, des habits
et des couronnes, et de bons écus; j'y mangerais jusqu'à ma chemise. Ho, ho, vous êtes
plaisant de nous vouloir pendre! est-ce que nous avons volé quelque chose?
Quand le roi l'entendit parler si résolument, il ne savait où il en était, et il avait
quelquefois envie de les laisser partir avec leur soeur sans les faire mourir. Mais son
confident, qui était un vrai flatteur, l'encouragea, lui disant que s'il ne se vengeait
pas, tout le monde se moquerait de lui, et qu'on le prendrait pour un petit roitelet de
quatre deniers. Il jura de ne leur point pardonner, et il ordonna que l'on fît leur
procès. Cela ne dura guère: il n'y eut qu'à voir le portrait de la véritable princesse
Rosette auprès de celle qui était venue, et qui prétendait l'être, de sorte qu'on les
condamna d'avoir le cou coupé, comme étant menteurs, puisqu'ils avaient promis une belle
princesse au roi, et qu'ils ne lui avaient donné qu'une laide paysanne.
L'on alla à la prison leur lire cet arrêt et ils s'écrièrent qu'ils n'avaient point
menti; que leur soeur était princesse, et plus belle que le jour; qu'il y avait quelque
chose là-dessous qu'ils ne comprenaient pas, et qu'ils demandaient encore sept jours
avant qu'on les fît mourir; que peut-être pendant ce temps leur innocence serait
reconnue. Le roi des paons, qui était fort en colère, eut beaucoup de peine à accorder
cette grâce; mais enfin il le voulut bien.
Pendant que toutes ces affaires se passaient à la cour, il faut dire quelque chose de la
pauvre princesse Rosette. Dès qu'il fit jour, elle demeura bien étonnée, et Frétillon
aussi, de se voir au milieu de la mer sans bateau et sans secours. Elle se prit à
pleurer, à pleurer tant et tant, qu'elle faisait pitié à tous les poissons. Elle ne
savait que faire, ni que devenir. Assurément, disait-elle, j'ai été jetée dans la mer
par l'ordre du roi des paons; il s'est repenti de m'épouser, et pour se défaire de moi,
il m'a fait noyer. Voilà un étrange homme, continua-t-elle. Je l'aurais tant aimé! Nous
aurions fait si bon ménage! Là dessus elle pleurait plus fort, car elle ne pouvait
s'empêcher de l'aimer.
Elle demeura deux jours ainsi, flottant d'un côté et de l'autre de la mer, mouillée
jusqu'aux os, enrhumée à mourir, et presque transie. Si ce n'avait été le petit
FrétilIon qui lui réchauffait un peu le coeur, elle serait morte cent fois.
Elle avait une faim épouvantable; elle vit des huîtres à l'écaille; elle en prit
autant qu'elle en voulut, et elle en mangea. Frétillon ne les aimait guère; il fallut
pourtant bien qu'il s'en nourrît. Quand la nuit venait, une grande peur prenait Rosette,
et elle disait à son chien:
Frétillon, jappe toujours, de crainte que les soles ne nous mangent. Il avait jappé
toute la nuit, et le lit de la princesse n'était pas bien loin du bord de l'eau. En ce
lieu-là, il y avait un bon vieillard qui vivait tout seul dans une petite chaumière où
personne n'allait jamais: il était fort pauvre, et ne se souciait pas des biens du monde.
Quand il entendit japper Frétillon, il fut tout étonné car il ne passait guère de
chiens par là. Il crut que quelques voyageurs s'étaient égarés. Il sortit pour les
remettre charitablement dans leur chemin. Tout d'un coup il aperçut la princesse et
Frétillon qui nageaient sur la mer; et la princesse, le voyant, lui tendit les bras et
lui cria:
Bon vieillard, sauvez-moi, car je périrai ici; il y a deux jours que je languis.
Lorsqu'il l'entendit parler si tristement, il en eut pitié, et rentra dans sa maison pour
prendre un long crochet. Il s'avança dans l'eau jusqu'au cou, et pensa deux ou trois fois
être noyé. Enfin il tira tant qu'il amena le lit jusqu'au bord de l'eau. Rosette et
Frétillon furent bien aises d'être sur la terre. Elle remercia bien fort le bonhomme, et
prit sa couverture dont elle s'enveloppa. Puis, toute nu-pieds elle entra dans la
chaumière, où il lui alluma un petit feu de paille sèche, et tira de son coffre le plus
bel habit de feu sa femme, avec des bas et des souliers dont la princesse s'habilla. Ainsi
vêtue en paysanne, elle était belle comme le jour, et Frétillon dansait autour d'elle
pour la divertir.
Le vieillard voyait bien que Rosette était quelque grande dame, car les couvertures de
son lit étaient toutes d'or et d'argent, et son matelas de satin. Il la pria de lui
conter son histoire, et qu'il n'en dirait mot si elle le souhaitait. Elle lui apprit tout
d'un bout à l'autre, pleurant bien fort, car elle croyait toujours que c'était le roi
des paons qui l'avait fait noyer.
Comment ferons-nous, ma fille? lui dit le vieillard. Vous êtes une si grande princesse,
accoutumée à manger de bons morceaux, et moi je n'ai que du pain noir et des raves. Vous
allez faire méchante chère, et si vous m'en vouliez croire, j'irais dire au roi des
paons que vous êtes ici: certainement, s'il vous avait vue, il vous épouserait.
- Ah! c'est un méchant, dit Rosette, il me ferait mourir: mais si vous avez un petit
panier, il faut l'attacher au cou de mon chien, et il y aura bien du malheur s'il ne
rapporte la provision.
Le vieillard donna un panier à la princesse; elle l'attacha au cou de Frétillon, et lui
dit: Va-t'en au meilleur pot de la ville, et me rapporte ce qu'il y a dedans. Frétillon
court à la ville; comme il n'y avait point de meilleur pot que celui du roi, il entre
dans sa cuisine, il découvre le pot, prend adroitement tout ce qui était dedans, et
revient à la maison. Rosette lui dit: Retourne à l'office et prends ce qu'il y aura de
meilleur. Frétillon retourne à l'office, et prend du vin blanc, du vin muscat, toutes
sortes de fruits et de confitures: il était si chargé qu'il n'en pouvait plus.
Quand le roi des paons voulut dîner, il n'y avait rien dans son pot ni dans son office.
Chacun se regardait, et le roi était dans une colère horrible. Eh bien, dit-il, je ne
dînerai donc point! Mais que ce soir on mette la brioche au feu, et que j'aie de bons
rôtis. Le soir étant venu, la princesse dit à Frétillon: Va-t'en à la ville, entre
dans la meilleure cuisine, et m'apporte de bons rôtis. Frétillon fit comme sa maîtresse
lui avait commandé, et ne sachant point de meilleure cuisine que celle du roi, il y entra
tout doucement. Pendant que les cuisiniers avaient le dos tourné, il prit le rôti qui
était à la broche; il avait une mine excellente et, à voir seulement, faisait appétit.
Frétillon rapporta son panier plein à la princesse. Elle le renvoya aussitôt à
l'office, et il apporta toutes les compotes et les dragées du roi.
Le roi, qui n'avait pas dîné, ayant grand-faim, voulut souper de bonne heure; mais il
n'y avait rien: il se mit dans une colère effroyable, et alla se coucher sans souper. Le
lendemain au dîner et au souper, il en fut de même; de sorte que le roi resta trois
jours sans boire ni manger, parce que quand il allait se mettre à table, l'on trouvait
que tout était pris.
Son confident fort en peine, craignant la mort du roi, se cacha dans un petit coin de la
cuisine, et il avait toujours les yeux sur la marmite qui bouillait. Il fut bien étonné
de voir entrer tout doucement un petit chien vert, qui n'avait qu'une oreille, qui
découvrait le pot, et mettait la viande dans son panier. Il le suivit pour savoir où il
irait; il le vit sortir de la ville. Le suivant toujours, il fut chez le bon vieillard. En
même temps il vint tout conter au roi; que c'était chez un pauvre paysan que son bouilli
et son rôti allaient soir et matin.
Le roi demeura bien étonné. Il demanda qu'on allât le chercher. Le confident, pour
faire sa cour, y voulut aller lui-même et mena des archers: ils le trouvèrent qui
dînait avec la princesse, mangeant le bouilli du roi. Il les fit prendre, et les attacha
de grosses cordes, ainsi que Frétillon.
Quand ils furent arrivés, on alla prévenir le roi, qui répondit: C'est demain qu'expire
le septième jour que j'ai accordé à ces affronteurs. Je les ferai mourir avec les
voleurs de mon dîner. Puis il entra dans sa salle de justice. Le vieillard se mit à
genoux, et dit qu'il allait lui conter tout. Pendant qu'il parlait, le roi regardait la
belle princesse, et il avait pitié de la voir pleurer. Puis quand le bonhomme eut
déclaré que c'était elle qui se nommait la princesse Rosette, qu'on avait jetée dans
la mer, malgré la faiblesse où il était d'avoir été si longtemps sans manger, il fit
trois sauts tout de suite, et courut l'embrasser, et lui détacher les cordes des dont
elle était prisonnière, lui disant qu'il l'aimait de tout son coeur.
On fut en même temps quérir les princes, qui croyaient que c'était pour les faire
mourir, et qui arrivèrent fort tristes, en baissant la tête. L'on alla de même quérir
la nourrice et sa fille. Quand ils se virent, ils se reconnurent tous: Rosette sauta au
cou de ses frères; la nourrice et sa fille, avec le batelier, se jetèrent à genoux et
demandèrent grâce. La joie était si grande que le roi et la princesse leur
pardonnèrent; et le bon vieillard fut récompensé largement: il demeura toujours dans le
palais. Enfin le roi des paons fit toute sorte de satisfaction au roi et à son frère,
témoignant sa douleur de les avoir maltraités. La nourrice rendit à Rosette ses beaux
habits et son boisseau d'écus d'or, et la noce dura quinze jours. Tous furent heureux,
jusqu'à Frétillon, qui ne mangeait plus que des ailes de perdrix.
Le ciel veille pour nous, et lorsque l'innocence
Se trouve en un pressant danger,
Il sait embrasser sa défense,
La délivrer et la venger.
A voir la timide Rosette,
Ainsi qu'un Alcion, dans son petit berceau,
Au gré des vents voguer sur l'eau,
On sent en sa faveur une pitié secrète;
On craint qu'elle ne trouve une tragique fin
Au milieu des flots abîmée,
Et qu'elle n'aille faire un fort léger festin
A quelque baleine affamée.
Sans le secours du ciel, sans doute, elle eût péri.
Frétillon sut jouer son rôle
Contre la morue et la sole,
Et quand il s'agissait aussi
De nourrir sa chère maîtresse.
Il en est bien en ce temps-ci
Qui voudraient rencontrer des chiens de cette espèce!
Rosette, échappée au naufrage,
Aux auteurs de ses maux accorde le pardon.
O vous, à qui l'on fait outrage,
Qui voulez en tirer raison,
Apprenez qu'il est beau de pardonner l'offense,
Après que l'on a su vaincre ses ennemis,
Et qu'on en peut tirer une juste vengeance!
La vertu vous admire, et le crime pâlit.